Publication about my work Unsquared : For a purely approximative abstraction in La Part de l’Oeil, visual arts thought review, n°37, 2023

 

Pour une abstraction purement approximative

Proposition faisant suite au projet Unsquared réalisé dans le cadre d’une résidence à Contretype, Centre pour la photographie Contemporaine, Bruxelles, 2022.
Le projet a bénéficié du soutient de la Fédération-Wallonie Bruxelles et de Contretype.

Si les œuvres visuelles sont traditionnellement perçues comme relevant d’un temps arrêté, fixées dans un instant, le plus souvent celui de l’observation, de nombreux artistes se sont déjà employés à briser cette assignation. Ainsi en est-il, dès le début du XXe siècle, des tableaux futuristes qui représentent le mouvement et la vitesse ou des installations de László Moholy-Nagy qui convoquent lumière, espace et temps en leur sein.

L’image que je montre est celle que l’œil n’a pas vue.

Les sujets que je photographie – lumière, liquides, reflets – sont tous des états transitoires de la matière affirmant un rapport spécifique au temps : celui de la métamorphose. Je fixe grâce à la photographie une partie de ce processus de transformation trop rapide ou trop fluctuant pour être perçu par notre œil.
Mon travail considère ainsi l’espace-temps comme un flux continu et la photographie elle-même comme un hiatus temporel qui crée une brèche dans cette continuité. Telle une pièce à conviction arrachée au passé, la photographie poursuit alors une existence paradoxale sous forme de représentation d’un état ancien dans le présent. En liant deux instants, elle crée une nouvelle continuité : un temps continué. Le regard que je porte sur la photographie la situe donc paradoxalement dans un temps à la fois arrêté et continué.
Le projet Unsquared sur lequel je travaille actuellement pour ma résidence à Contretype – Centre pour la Photographie Contemporaine à Bruxelles – interroge le devenir physique de la photographie. La forme habituellement rectangulaire de l’image provient de l’objet source de celle-ci : le négatif (et parfois le positif) dont le format est hérité d’anciennes considérations techniques, format imité par la suite par l’image numérique. La forme de l’objet photographique trouve donc sa source dans la reproduction d’une norme et d’un standard intégré de manière inconsciente, à l’image de nombreux modèles normatifs qui régissent nos sociétés.

Prenant acte de ce constat, la série Unsquared propose de rendre à l’objet photographique une autonomie par rapport à son origine technique et au standard auquel il est soumis, une possibilité de se déterminer autrement. Sur le plan conceptuel, c’est une façon de soulever la question du conditionnement social, sexuel, culturel, etc. C’est l’expression de mon rapport à la « norme », à la fois prise de conscience et mise à distance de celle-ci. Un conditionnement, toujours inconscient, amène à répéter des mots, des gestes et des habitudes sans jamais en interroger les origines, les causes ou les raisons. Mes photographies sont donc ici « unsquared », c’est-à-dire libérées de leur devenir normatif et mises en relation avec d’autres médiums, le plus souvent la peinture. Faire ce pas de côté est la première étape permettant d’entrevoir d’autres chemins, d’autres horizons, d’autres mondes.

Avec Unsquared, je cherche également à questionner la hiérarchie des genres. En effet, la série présente ce que j’appelle des portraits de reflets. En tant que phénomène physique, le reflet est précisément ce que la plupart des photographes ont été longuement entraînés à éviter. Ici, il devient non seulement digne d’être figuré, mais il accède même au statut de sujet, mieux, sujet de portrait, genre roi traditionnellement considéré dans l’histoire de la peinture classique comme supérieur, tout spécialement à la nature morte à laquelle on pourrait être tenté d’associer mon travail. Du point de vue conceptuel, retirer le sujet humain du portrait peut être interprété comme une position critique de l’anthropocentrisme.

Il faut comprendre l’abolition de la norme comme potentiel libérateur et la destruction elle-même comme le prémisse du renouveau et de la création. Les parentés de mon travail actuel sont à chercher du côté des Shapped Canvas de Frank Stella et des Mauled Paintings de Steven Parrino dans lesquels création et destruction ont une importance équivalente dans le développement de l’œuvre.

Unsquared est une forme de dialogue entre la peinture et la photographie. Il s’agit de confronter objet physique et représentation. Peinture et photographie s’affirment mutuellement. La photographie est le moyen de documenter le sujet : un reflet. La peinture permet de souligner la destruction partielle de l’image et d’en affirmer la matérialité. Ainsi la destruction de la photographie (par rapport au format rectangulaire attendu) permet de renforcer sa visibilité en tant qu’objet et d’affirmer son double statut : à la fois objet matériel et représentation d’objet.
Par ailleurs, chacun des deux médiums convoque son propre champ : le domaine matériel et sensoriel pour la photographie – sentir, toucher, voir – et l’univers mental pour la peinture – pensée, mémoire, réflexion. Pourtant, il s’agit moins pour moi d’insister sur une distinction que de mettre en scène une complémentarité. Chaque instant de nos vies quotidiennes est à la fois traversé d’expériences sensibles et de constructions intellectuelles qui cohabitent, se structurent, se renforcent, et ce de façon simultanée. C’est cette simultanéité que je souhaite représenter dans mes installations.

Chaque œuvre du projet Unsquared implique plusieurs étapes qui sont autant de couches successives et de périodes de création. Je réalise tout d’abord un objet physique à photographier, un mur brut ou recouvert de papier peint et présentant un motif que j’associe à une couleur avec laquelle celui-ci est peint. Je pense cette surface comme le lieu de rencontre entre la matière, la couleur et la lumière. Après quoi vient la photographie de l’objet, la lumière du flash venant dessiner sur le mur sa forme singulière. Il faut ensuite redéfinir les contours de la photographie par la création d’une forme qui lui soit propre, en dehors du format rectangulaire arbitrairement donné par l’appareil et en fonction des caractéristique de l’image ainsi créée. Enfin, la peinture murale est pensée en relation avec la photographie « redessinée ».

Une œuvre ne vit pas au même moment pour tout le monde. Une pièce nouvelle aux yeux du public ne l’est pas pour son auteur(e) pour qui la relation de création avec cette œuvre est achevée. En tant qu’artiste, le temps – long – de la création tisse une relation particulière entre l’œuvre en train de se faire et moi : quelque chose de vivant, de mouvant et d’évolutif. La matière et les objets me font des retours et je dialogue avec l’œuvre en cours. Cette relation meurt lorsque la pièce est terminée, comme si de toutes
les œuvres potentielles – dont les existences sont simultanées – une seule avait survécu. Ma relation à l’oeuvre change alors et je deviens spectatrice de mes pièces, au même titre que le public. Toutefois, le deuil de cette relation avec ma pièce se redéploie immédiatement sous la perspective d’œuvres nouvelles à venir. C’est d’autant plus vrai qu’à cause des différentes phases de mon processus de création, je vis cette situation plusieurs fois pour une seule réalisation, en particulier lors d’étapes techniques indispensables qui impliquent des personnes extérieures à ma création, lors de l’interprétation des couleurs avec le laboratoire photographique, par exemple.

Outre des références à la peinture abstraite du XXe siècle, Suprématisme, Colorfield ou Hard Egde, l’une des sources du projet réside dans une question plus anthropologique : quelle est l’origine des formes ? Qui a tracé le premier cercle, le premier rectangle, la première ligne ? Et pourquoi ? De premiers éléments de réponse se trouvent dans l’observation des formes de la nature, dans l’art préhistorique et dans l’histoire des premiers signes.
Découvert sur une pierre en 2015 dans la grotte de Blombos en Afrique du Sud, le premier signe graphique connu à ce jour est un dessin de 9 traits rouges formant un motif quadrillé, abstrait, datant d’environ 73 000 ans. On peut remonter plus loin encore en citant le zigzag gravé sur un coquillage à Java, datant de 500 000 ans, et vraisemblablement réalisé non par Homo Sapiens mais par Homo Erectus. Des signes abstraits de plus en plus complexes ont régulièrement été observés dans l’art pariétal, pourtant ceux-ci font encore trop peu l’objet d’études les considérant sur le plan plastique ou artistique ce qui, je crois, représente un véritable angle mort dans l’étude et l’histoire de l’art abstrait.

Dans le même ordre d’idée, je déplore l’invisibilisation (sinon le mépris) du travail parfois fondamental de nombreuses femmes artistes à travers l’histoire. La faute en revient pour une part essentielle à la domination masculine – désormais documentée – dans l’histoire de l’art mais il est aussi intéressant de relever la difficulté qu’ont connu les mouvements féministes à intégrer ou prendre en charge l’art abstrait au XXe siècle. Christine Macel, conservatrice en chef du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition Elles font l’abstraction (2021) note ainsi que l’abstraction était encore jugée dans les années 70 « peu propice à la réflexion féministe » (selon Lucy Lippard) quand elle n’était pas simplement exclue des débats féministes car considérée comme non engagée sur le plan politique et associée à un modernisme patriarcal, à une lecture greenbergienne et aux définitions partiales et partielles, autoritaires et canoniques d’Alfred Barr (Cubism and abstract art, 1936).
Selon ses termes, les abstractions « pures », non figuratives et non objectives, c’est-à-dire dépourvues de référence au monde réel, sont à distinguer des abstractions approximatives, encore attachées à la figuration. Mon travail relevant de la technique photographique et donc d’une empreinte du réel, il ne peut se désolidariser de la figuration, c’est donc une abstraction approximative. Pourtant, l’utilisation de formes géométriques simples et la décontextualisation des images, coupant le lien d’identification possible du et vers le sujet réel, sont autant d’éléments qui tendent vers une abstraction dite « pure ». Mon travail ne trouve tout à fait sa place dans aucune des catégories théorisées par Alfred Barr et j’aime alors à considérer qu’il s’agit d’une abstraction purement approximative.

Au-delà de cette formule, je pense que l’histoire de l’art est ainsi parcourue de définitions qui ne sont parfois plus pertinentes hors de l’époque ou du domaine qui les ont vu émerger. Tout comme nous reproduisons encore le format du négatif originel – quand bien même nos outils n’ont que peu en commun avec les appareils du XIXe siècle – nous sommes soumis à de nombreux conditionnements et je crois que nous devons, individuellement et collectivement, repenser les assignations dont nous sommes les objets, tant sur les questions sociales qu’artistiques. Les violences racistes ou sexistes, physiques ou symboliques, sont réunies aujourd’hui sous le terme de culture de la domination, mais c’est en nous que cette culture trouve ses racines, de façon plus ou moins consciente. C’est pourquoi je trouve indispensable de continuer à questionner les normes, les hiérarchies, les valeurs, particulièrement lorsqu’elles sont héritées d’une tradition culturelle historique en décalage avec nos cadres sociaux contemporains auxquelles elles ne correspondent certainement plus tout à fait. Là où nous restons parfois figés, le temps, lui, continue.

Yuna Mathieu-Chovet